Refonder, mais à gauche... ou en prendre pour dix ans !
Foin de la langue de bois et des arguments de circonstance
: M. Sarkozy fait preuve d'une redoutable habileté. En quelques
semaines, il aura non seulement emporté la présidentielle, mais plongé
la gauche dans un trouble profond. Rien n'est pourtant a priori joué,
dès lors que près d'un électeur sur deux s'est opposé, le 6 mai, au
nouveau héraut de la droite. Malgré certains appels formels à la
mobilisation électorale, des dirigeants socialistes semblent anticiper
la défaite. Entre atonie, règlements de comptes, palinodies de
l'ex-candidate pour asseoir son leadership sur le parti, et succession
de reniements de nature à discréditer la politique, un climat délétère
s'est installé à gauche.
Pareil désarroi, s'ajoutant à la défaite, n'a pas de
précédent depuis 1958. Son ampleur même signe à la fois un effondrement
politique, une désintégration idéologique, un affaissement moral. En se
revendiquant d'une "modernité" inspirée de l'exemple de Tony
Blair et en abdiquant devant le modèle libéral, Ségolène Royal et la
direction du PS auront permis à M. Sarkozy de s'approprier les thèmes de
la rupture et du volontarisme et d'en tirer bénéfice auprès d'une
fraction des classes populaires. En se précipitant dans le piège tendu
par les diatribes sécuritaires et identitaires du candidat de l'UMP, ils
lui auront rendu les armes sur le terrain des idées, lui permettant
ainsi de surfer sur les angoisses d'une société déboussolée par
l'insécurité sociale. Au final, leur social-libéralisme affiché aura
facilité le ralliement à l'ultracapitalisme du camp adverse d'ambitieux
en quête de maroquins. Quel bilan de faillite !
Au passage, on mesure chaque jour davantage à quel point
l'incapacité de la gauche de transformation, de la gauche antilibérale,
à se rassembler à l'occasion de cette séquence électorale aura contribué
au désastre. Faute de pouvoir peser sur le champ politique et dessiner
une offre alternative à celle qu'incarnaient le PS et sa candidate, elle
aura favorisé un vote utile à son détriment, affaibli la dynamique
d'ensemble à gauche et, surtout, n'aura pu empêcher le débat public de
dériver à droite.
Nous en sommes là... Il faudra tout faire, le 17
juin, pour battre les candidats sarkozystes et réunir le maximum de
suffrages sur les candidats défendant des propositions de gauche.
Au-delà, c'est toutefois une refondation qui s'impose. Non pour
approfondir la logique de l'adaptation à l'ordre dominant, comme nous y
exhortent tant de voix du côté de la Rue de Solférino : cela a mené à
toutes les catastrophes de ces vingt-cinq dernières années et à un
troisième échec à la présidentielle !
Ni pour s'ouvrir au centre : en Italie, l'alliance avec Romano Prodi n'a produit que le désarroi du peuple de gauche, rendant plus arrogante la droite de Silvio Berlusconi. Mais pour retrouver enfin le chemin des catégories populaires, rouvrir la voie d'un changement radical, offrir un débouché aux mobilisations sociales.
Nous en sommes convaincus, une gauche d'accompagnement du
libéralisme ne permettra pas de battre la droite et sa politique, de
répondre aux attentes populaires. Nicolas Sarkozy n'est pas
l'incarnation d'un nouveau fascisme. Il n'est toutefois pas Jacques
Chirac en pire. Il se veut porteur d'une authentique contre-révolution
conservatrice à la française. Avec lui, le monde des affaires et de la
finance entend liquider ce qu'il demeure des grandes conquêtes sociales
arrachées depuis la Libération, briser les résistances de tous ordres
qui ont empêché que le pays se convertisse aux normes de la
mondialisation capitaliste. Ils veulent remodeler de fond en comble
notre société. Combattre ce dessein, c'est d'abord et avant tout être au
clair avec notre projet et nos valeurs.
PRÉCARISATION DU CORPS SOCIAL
Entre priorité aux besoins du plus grand nombre et culte de
l'argent-roi ; entre redistribution volontariste des richesses et
précarisation du corps social ; entre extension courageuse des droits et
aggravation des discriminations ; entre défense d'un nouveau mode de
développement et marchandisation débridée, synonyme de dévastations
écologiques ; entre développement audacieux de la souveraineté populaire
et présidentialisation galopante de notre Ve République : les choix à
opérer dessinent une gauche enfin à gauche. Les forces existent pour
porter un tel projet. Le pays ne s'est pas converti en bloc au projet de
société du Medef.
Les mouvements sociaux des dernières années, autant que le
rejet populaire du projet de Constitution libérale pour l'Europe, en
attestent. Autour des courants qui ont mené ensemble la campagne du non
de gauche, dans les collectifs unitaires antilibéraux, mais aussi dans
les partis, les forces syndicales et associatives, dans le monde intellectuel
et culturel, parmi les citoyennes et les citoyens nombreux sont celles
et ceux qui affichent toujours leur volonté d'entrer en résistance. Ils
et elles aspirent à une perspective antilibérale ambitieuse, de justice,
d'égalité, de solidarité.
Rassemblons ces énergies, construisons des convergences
par-delà des histoires et des traditions différentes, imaginons de
nouveaux espaces pluralistes de débat et d'action. Engageons un
processus qui pourrait déboucher sur un temps fort du type états
généraux. Et l'espoir renaîtra du champ de ruines que nous lègue la
défaite de ce printemps.
Eric Coquerel, président du Mouvement pour une alternative républicaine et sociale - Gauche républicaine ;
Claude Debons, syndicaliste, coanimateur de la campagne du
non de gauche au traité européen ;
Christian Picquet, LCR unitaire.